Deuxième soir et le thème de la nourriture se confirme. En effet, un repas de noces va avoir lieu. Des invités par centaines pour un événement exceptionnel. Il faut impérativement y participer et on est prêt à tout pour cela: mentir, frauder, se vendre, voler, TOUT. Mais une fois qu’on y est, rien ne se passe comme prévu. A cette noce, tous les instincts, les désirs et la violence se réveillent. Car à la noce, on ne s’amuse pas. On n’est pas vraiment là pour cela d’ailleurs mais plutôt pour participer, être là, présent, en représentation. Une jeune fille qui a laissé derrière ses parents trop soumis, une dame, une cuisinière, et deux hommes infiltrés frauduleusement s’y rencontrent, s’allient et tentent de tailler leur part du gâteau.
Fable grinçante, à la limite de l’absurde, Noce entraîne ses spectateurs dans un univers inquiétant. Le lieu de la noce semble inaccessible, gardé par des valets – la police, mais d’autant plus désirable. Dans ce lieu distendu et fantasmatique, les cinq personnages glissent progressivement dans une sorte de démence, violente et cathartique. Car la noce met en scène les rapports sociaux. A un bout de la table se trouve la mariée et le marié, imaginés, rêvés, respectés et de l’autre, loin, très loin, les laissés-pour-compte. Alors la révolte gronde et le bout du bout de la table se soulève et marche sur l’autre bout, en quête des entrées.
Avec son texte déstructuré et heurté, alternant comique, épique et lyrisme, la pièce de Lagarce est loin d’être évidente, pour les comédiens comme pour le public. Mais les cinq comédiens sur scène incarnent avec force toutes les nuances touchantes ou ridicules de leurs personnages. Le spectateur prend alors part à leur revendication, à leur joie sauvage et au pillage sans se préparer à la fin, dérangeante voire glaçante qui ne cessera sans doute de le questionner.
Pour finir je voudrais dire toute mon admiration devant la programmation d’un Lagarce au festival Bellilo’scènes. Mon intervention – probablement maladroite – pendant le petit entretien avec les comédiens a heurté des susceptibilités lochoises qui ont cru que je méprisais la population (ce qui serait pour le moins absurde puisque j’ai fait le choix de vivre à Loches parce que j’aime cette ville). Pourtant je soulignais surtout le défi que cela doit être pour des comédiens de jouer Lagarce mais surtout de la programmer en province, qui plus est dans une petite ville, alors que ce n’est pas un choix « rentable ». Il faut regarder les choses en face: la petite ville de province est en général mal pourvue en terme de culture et les pépites restent confidentielles. Or le festival met à la portée des bourses et des esprits des pièces exigeantes qui sont loin de brosser le spectateur dans le sens du poil. Et ce festival n’a pas encore tout le succès et la renommée qu’il mérite. Une telle générosité dans la programmation, un tel engagement des comédiens et des organisateurs, un tel appui des partenaires locaux, ça se salue, ça se respecte et surtout ça se soutient.
Alors, non, je ne suis pas une « gourde » snob. Au contraire, je suis une spectatrice consciente des difficultés rencontrées par le spectacle vivant et l’art en général; une spectatrice qui sait que l’art n’a pas toujours la force émancipatrice et universelle qu’on lui prête. Je suis convaincue qu’on doit être sensibilisé à l’art, éduqué pour ne plus en avoir peur et oser prendre sa place pour un spectacle dont on n’est pas certain qu’on comprendra tout ni qu’on aimera. Et ce festival, à sa manière, participe à cette sensibilisation. Et il est dommage que le public ne soit pas encore plus massivement présent. Car plane toujours le risque que la source qui nous rafraîchit l’esprit se tarisse.
Alors oui, je l’affirme, programmer Noce, c’était courageux! Et heureusement qu’il y a des gens courageux.
Une pièce mise en scène par Pierre Notte, avec Grégory Barco, Bertrand Degrémont, Eve Herszfeld, Amandine Sroussi et Paola Valentin.